Peut-on tout dire sur Internet ?

 

En juin 2014, une blogueuse culinaire a été condamnée pour avoir publié sur son site une critique incendiaire d’un restaurant.
Une décision qui peut paraître choquante, au regard de la liberté d’expression.

Alors qu’a-t-on exactement le droit de dire (ou pas) sur son blog, sur un forum ou sur les réseaux sociaux ?

Tour d’horizon et explication de cette décision.

 

Le principe de la liberté d’expression

Nous ne mesurons peut-être pas toujours la chance que nous avons de vivre dans un pays en paix, et dans une démocratie où l’on peut a priori tout dire !

Au titre des droits fondamentaux instaurés par la Déclaration universelle des Droits de l’homme et du citoyen (DDHC) de 1789, tout citoyen français bénéficie de la liberté d’expression de ses opinions :

Art. 11 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi… »

 

Les limites à la liberté d’expression

La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres.
Ce précepte, attribué à John Stuart Mill, est clairement posé par la DDHC :

Art 4 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. »

Partant de ce précepte, la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 a créé 2 délits spécifiques à la presse.
Des délits que la jurisprudence a étendu aux publications sur Internet :

  • L’injure publique

« Toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait »

Pas la peine de donner un exemple, certains (ir)responsables politiques nous en fournissent quasi quotidiennement.

  • la diffamation

« Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé »

Les critères caractérisant la diffamation :
– l’allégation d’un fait précis, qu’il soit simplement faux ou mensonger ;
– la mise en cause, une atteinte à l’honneur ou à la considération d’une personne déterminée (personne physique ou morale) qui, même si elle n’est pas expressément nommée, peut être clairement identifiée ;
– le caractère public de la diffamation.

A noter :
La diffamation ne s’applique qu’aux personnes. Elle ne concerne ni les produits ni les services.

 

L’interdiction du dénigrement

Le fondement du dénigrement est souvent invoqué en matières commerciale et publicitaire, dans les actions en concurrence déloyale.

Il repose sur les principes classiques de la responsabilité civile :

Art. 1382 du Code civil : « Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. »

Pour être retenu, le dénigrement suppose que soit démontrée une intention de nuire.

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Une faille jugée trop critique en 2012.

 

Pfiouuu bon OK, mais… la blogueuse dans tout ça ?

Le 30 juin 2014, une blogueuse culinaire a été condamnée en référé par le Tribunal de grande instance de Bordeaux , à 1500 euros à titre de provision sur dommages et intérêts, ainsi que 1000 euros de frais de procédure.

Son crime ? Avoir publié sur son site une critique incendiaire d’un restaurant.

Révélée par le quotidien Sud-Ouest en juillet dernier, cette affaire fut largement relayée par le reste des médias, avant d’enflammer la blogosphère.

> Les faits

Une restauratrice du Cap-Ferret avait découvert qu’un commentaire concernant son établissement apparaissait en 1ère page de Google lorsqu’on tapait le nom du restaurant.

Autant dire, un effet désastreux sur son e-réputation, représentant un préjudice commercial potentiel sur sa fréquentation.

Sans mise en demeure préalable de supprimer ou modifier l’article litigieux, la propriétaire du restaurant a assigné l’auteur en référé* devant le Tribunal de grande instance de Bordeaux, qui lui a donné raison.

> Le titre qui tue !

Passons sur le détail de la longue critique émise par cette cliente déçue, pour n’en garder que les éléments principaux.

Le titre de cette critique était : « L’endroit à éviter au Cap-Ferret », suivi du nom du restaurant.
Et l’auteur concluait son article en ces termes : « Je vous engage à le noter dans votre liste noire si vous passez dans le coin ! ».

Après avoir rappelé que la critique en elle-même « relève de la liberté d’expression », le juge a estimé que derrière la critique de cette blogueuse se cachait en réalité une volonté de nuire.
En particulier par son titre qui « [jetait] publiquement le discrédit sur une personne ou une entreprise », et représentait explicitement un appel au boycott.

En plus d’une provision sur dommages et intérêts, ainsi que des dépens juridiques, la blogueuse fut donc condamnée à changer le titre de sa critique.
Elle préféra simplement supprimer son article.

> L’enjeu juridique

La question qui se posait au juge était donc de savoir si cette critique gastronomique constituait bien une libre appréciation des produits et du service de ce restaurant, ou bien au contraire un dénigrement commercial.

Alors que dans l’article incriminé, l’injure publique était clairement caractérisée par l’emploi de termes tels que « harpie », « diva », « mal embouchée et dédaigneuse »

Contactée par le site Arrêt sur images, la gérante avait d’ailleurs expliqué que cet article « [relevait] plus de l’insulte que de la critique » .

So what ?
(ou WTF, si vous préférez)

> Pourquoi le choix du dénigrement ?

Sans préjuger des intentions qui ont poussé la restauratrice à agir sur ce fondement, ses motivations peuvent avoir été de différentes natures :

  • Procédurale

La diffamation et l’injure sont des délits pénaux.
Ils relèvent donc du droit pénal, et de la compétence des juridictions pénales (Tribunal correctionel pour les délits).
Mais les procédures de référé en matière pénale sont très limitées, et s’appliquent essentiellement aux mesures de détention.

Le dénigrement est un délit civil.
Il relève du régime de la responsabilité civile, devant des juridictions civiles (Tribunal d’instance ou de grande instance).
Le dénigrement permet d’agir en référé, pour obtenir la cessation immédiate d’un trouble préjudiciable.

  •  Commerciale et financière

Agir sur les bases de la responsabilité civile permet la mise en oeuvre de mesures provisoires (cessation du trouble notamment), et l’attribution de dommages et intérêts.

  • Délai d’action

Les actions (pénales) contre les propos injurieux ou diffamatoires sont prescrites dans un délai de 3 mois suivant leur publication.
Le fondement du dénigrement (responsabilité civile) permet d’agir en justice dans un délai de 5 ans.

Or le journal Sud-Ouest indique que 10 mois s’étaient passés entre la publication de la critique culinaire (fin août 2013), et la convocation de la blogueuse par le Tribunal (juin 2014).
Le délai de prescription pour les injures ou la diffamation était donc expiré. Il ne lui restait plus que la voie civile pour faire valoir ses droits.

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Une faille trop critique condamnée en 2014.

 

Conclusion

A la lecture de cette décision, on peut s’interroger sur l’avenir des avis et critiques en ligne, et sur les menaces que font peser les magistrats sur la liberté d’expression !

Les consommateurs auront-ils toujours le droit de s’exprimer négativement (en tout cas publiquement), lorsqu’ils ont été déçus par des produits ou services d’un commerçant ?

Une décision à relativiser

Au vu des jurisprudences récentes, et avec le développement exponentiel d’Internet et des réseaux sociaux, la frontière entre la libre critique et le dénigrement devient de plus en plus étroite.

Mais comme le souligne l’avocat Maître Eolas dans cet article de l’Express, il faut toutefois relativiser la portée de cette décision.

Pour l’avocat, il ne s’agit « que » d’une ordonnance de référé ordonnant des mesures provisoires. Pas d’une décision revêtue de l’autorité de la chose jugée. Il souligne d’ailleurs que la blogueuse aurait pu faire appel (ce qu’elle n’a pas souhaité au vu des frais engendrés).
Et d’ajouter :

« Il existe des jurisprudences dans le sens inverse par la Cour européenne des droits de l’homme, qui défend farouchement la liberté d’expression »

Ce qu’il faut retenir

La critique est admise au titre de la liberté d’expression, à condition qu’elle ne soit pas animée par l’intention de nuire.

Il convient donc de modérer ses propos, dès lors qu’ils sont exprimés publiquement.

 

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Pour aller plus loin :

 

* Référé : procédure d’urgence destinée à faire cesser rapidement un trouble potentiellement préjudiciable, éventuellement au moyen de mesures provisoires, comme en l’espèce une provision sur dommages et intérêts.

 

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NOTE :

Désolé si en cliquant sur l’image de l’article, vous vous attendiez à lire du croustillant.

Vous vous êtes laissé influencer par une photo aguicheuse ? Grave erreur.
Comme quoi, pas besoin de Photoshop pour faire des images trompeuses.

Je vous ai manipulé et c’est mal, je sais.

Mais rendre le Droit attirant, je voudrais vous y voir…

 

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