~ WARNING ~
Cet article vous fera certainement perdre votre temps !
Certains mots ont le pouvoir d’étonner, d’interroger. Surtout ceux qui naissent spontanément, et se propagent, s’imposent par l’usage répété et surtout par la façon dont toute une génération (ou une certaine catégorie de la population) se l’approprie.
« Chronophage » en est l’exemple parfait.
Vous avez dit chronophage ?
J’ai eu l’occasion de créer récemment mon compte Twitter. Et ce que je redoutais s’est finalement produit : cette activité s’est vite révélée passionnante, vertigineuse aussi. Car découvrir, comprendre, cela prend du temps. Beaucoup.
Au bout de quelques jours, je me suis rendu à ce triste constat : le temps me filait littéralement entre les doigts. Où était passé le temps, mon temps ?
Un terme s’est imposé : « chronophage ».
Ce mot, je l’ai quelquefois employé avant (surtout pour faire le malin), mais jamais je n’en avais ressenti aussi fort l’acuité.
Ainsi a germé l’idée de lui consacrer un sujet.
Voilà, j’ai planté le décor.
Quand on plante un décor, et qu’une idée germe…
quel genre de fruits peut-on s’attendre à récolter ?
1999 : retour vers le futur de la Genèse
Dans mes souvenirs, l’usage du terme « chronophage » est apparu à peu près en même temps que celui de « capillotracté » (tiré par les cheveux).
Tout cela remonte à 1999, au début de ma vie active dans une web agency fourmillante, ceci expliquant peut-être cela.
Sur le moment, j’ai pensé que ces mots nouveaux, c’était de la frime 2.0 de bobo parisien, (même si le terme bobo n’était pas encore apparu à l’époque). Comme un code permettant de se reconnaître entre gens d’un même milieu vaguement élitiste, un clin d’œil intellectuel en forme de LOL, parce qu’on était entre gens bien, cultivés, fins et pleins d’humour.
Il aurait pu s’agir d’un simple effet de mode, ce genre de mot ou d’expression dont la sphère médiatique s’empare unanimement à un instant T, et souvent oublié dès la semaine suivante. Comme les usagers de la SNCF régulièrement « pris en otages » par les cheminots grévistes (sans demande de rançon).
Chronophage 2.0
Mais résistant aux modes, le chronophage a subsisté. Et même, Internet lui a donné un nouvel élan, par ses sollicitations massives et incessantes, surtout depuis l’arrivée des réseaux sociaux.
On condamne le surf sur le web, on accuse Facebook, on dénonce Twitter, on dynamite Youtube, on conspue les forums, on exorcise les blogs… Sans parler des jeux type Angry Birds ou Candy Crush, auxquels chacun s’adonne aussi frénétiquement dans ses toilettes que dans le métro…
Tous ces nouveaux usages intensifs, compulsifs, subtils mélanges d’exhibitionnisme et de voyeurisme, empiètent sur notre temps libre, sur notre temps tout court.
Des usages qui riment avec chronophages, donc.
Rendons à César ce qui appartient à… Chronos !
Le dictionnaire en ligne Reverso donne de chronophage une définition sobre : « consommateur de temps, gourmand en temps, pour une activité ».
Pourtant, étymologiquement, « chronophage » se décompose en :
- Chrono – : du grec « chronos », se rapportant au temps ; incarné par Chronos, Dieu du temps et de la destinée dans la mythologie grecque.
Exemples : chronomètre, chronographe,… - – phage, du grec « phagein » qui signifie manger.
Exemples : phagocyter, anthropophage (la version politiquement correcte du cannibale)
Littéralement, on pourrait donc traduire chronophage par « mangeur de temps ».
Les adjectifs « prenant », « accaparant », voire « envahissant » ne suffisaient donc pas ??
Fallait-il ajouter cette cruelle notion de voracité ?
Oui, car à l’époque florissante de l’Internet, il était impératif de trouver un nouveau mot ! Un mot moderne, plus ancré dans son époque, un mot high-tech quoi !
Un coupable, c’est bien
Dans sa nouvelle « Là où naissent les blagues », in Paradis sur mesure, Bernard Werber avait imaginé un humoriste sur le retour, qui décidait d’enquêter pour trouver le lieu où une obscure confrérie de joyeux drilles élaborait les blagues.
A l’instar de ce personnage, je me demanderai toujours :
Quelle sorte de société secrète peut bien se réunir dans une crypte à la nuit tombée, pour s’adonner à la pratique rituelle d’un fantasme littéraire pervers : le néologisme ?
Et qui, dans la foulée, décide de transmettre l’information aux médias et aux personnalités influentes de tous genres, afin de répandre la bonne parole ? Enfin le bon mot. C’est moins ambitieux, mais quand même.
Seulement voilà, comment revendiquer la paternité d’un nouveau mot ? Sur la base de quelles preuves ?
Car soyons réalistes, et intellectuellement honnêtes :
Il y a plus de probabilités qu’un nouveau mot naisse spontanément d’un délire alcoolisé entre potes au milieu de la nuit, plutôt qu’au sein d’un plan média savamment orchestré.
Même si les deux, parfois, ne sont pas incompatibles…
Pourquoi « chronophage » et pas « chronovore » ?
Aussi bien du point de vue de la langue française contemporaine que de celui de l’étymologie, il me semble que « chronovore » aurait été plus exact ! Car après tout :
Qu’il soit végétarien, végétalien, carnassier ou fan de Christophe Maé, l’être humain n’en reste pas moins « omnivore » (qui mange de tout).
L’usage d’Internet ne l’a pas rendu « omniphage ». Même s’il a tendance à tout gober !
Mais alors, pourquoi « chronophage », plutôt que « chronovore » ?
Je n’ai pas d’explication plausible… Peut-être que 2 lobbies concurrents se sont affrontés dans l’ombre, chacun tentant d’imposer son propre terme à la pensée unique.
Je n’ose imaginer à quelles tractations, quelles pressions – et sans doute quelles malversations – chacun s’est livré dans cette âpre bataille à l’enjeu planétaire…
Il est à déplorer que les sages de l’Académie Française, notamment leurs vénérables linguistes, n’aient pas adopté une position officielle pour consacrer l’un ou l’autre de ces termes.
A ce jour, aucun n’est officiellement entré au Larousse. Et pourtant…
Conclusion ?
Euh bah non en fait ! Car j’en étais à peu près là de ces réflexions aussi périlleuses qu’inutiles, lorsque tout à coup… En effectuant à tout hasard une recherche sur « chronovore », je tombai sur un synonyme oublié et tombé en désuétude :
Ergovore (adj.) (gr. ergon = « travail, force » et lat. vorare = « dévorer »)
Définit une personne ou un acte coûteux en énergie et en temps.
Voilà qui remettait en cause les fondements et l’exactitude scientifique de cet article.
De guerre lasse, je décidai aussi sec d’en arrêter la rédaction chronophage, sans autre forme de procès, fût-il d’intention.
La lecture aussi est une activité chronophage. Vous voilà donc complice.
Nota bene
Le dieu Chronos est souvent confondu avec Cronos, fils d’Ouranos (le Ciel) et Gaïa (la Terre), roi des Titans et père de Zeus, Poséidon, Hadès, Héra, Déméter et Hestia. Ils ont cependant un point commun avec le temps.
Cronos avait aussi un hobby chronophage :
il mangeait ses enfants.
Coupable à la fois d’infanticide et d’anthropophagie, Cronos était donc un infanthropophage.
Je dis ça, je dis rien…
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Phage est d’origine grecque, alors que vore est d’origine latine. On essaie, autant que faire se peut, de former des composés avec des éléments venant de la même langue.
Chrono- étant d’origine grecque, on a choisi la forme chronophage.
Bonjour Justine,
Merci pour votre intérêt et pour cette précision linguistique.
J’ignorais cette règle, qui semble pourtant évidente (en tout cas logique) maintenant que vous le dites.
Cela dit en matière de néologisme je ne sais pas si cette règle est nécessairement appliquée par ceux qui les créent. Il semblerait que ce soit le cas pour chronophage 😉
Jérôme
Bonjour,
Effectivement le mot chronophage est constitué de deux mots provenant du grec , chronos pour le temps et « phagein » pour manger. Le mot chronovore est quant à lui une pure hérésie puisqu’il est un mélange de deux mots d’origine différentes,chronos d’origine grecque et vorare d’origine latine.
Le titre même du tweet est également une erreur : ) « Juste » dans le sens dans lequel il est utilisé ici est de manière évidente un anglicisme qui est de plus en plus utilisé mais qui n’a pas de sens en français. En français, il faudrait dire « uniquement » ou « seulement » pour traduire en français ce mot anglais. En clair le mot juste est faux en français dans le sens dans lequel il est utilisé. Puisque nous nous intéressons au bon emploi du français, autant aller jusqu’au bout. On peut par contre dire par exemple juste au-dessus qui serait alors utilisé correctement.
Je précise que je faisais la même erreur il y a encore une année . . . le mot étant entré dans l’usage courant.